Une jeunesse marginalisée face aux ruptures socioéconomiques
Dans les artères encore sableuses du neuvième arrondissement de Brazzaville, le terme « bébés noirs » désigne moins l’âge qu’un sentiment d’abandon. Ces jeunes, majoritairement issus de familles éprouvées par les contrecoups de l’économie informelle, se constituent en bandes qui défient les normes instituées. Selon le ministère des Affaires sociales, la moitié d’entre eux a quitté l’école avant le premier cycle du secondaire, basculant progressivement dans une économie parallèle dominée par la débrouille et, parfois, par les armes blanches.
Le phénomène n’est pas nouveau, mais il s’intensifie sous l’effet d’une démographie galopante et d’un marché du travail qui peine à absorber la force vive. « On ne peut comprendre l’essor des kulunas sans interroger la fracture territoriale entre le centre-ville rénové et les périphéries composites », souligne le sociologue Firmin Samba, enseignant à l’Université Marien-Ngouabi. La désagrégation du tissu familial, couplée à la circulation d’une violence symbolique véhiculée par les réseaux sociaux, participe également à l’émergence de héros négatifs que certains adolescents érigent en modèles.
La cartographie mouvante de l’insécurité locale
Les riverains d’Ibalicko, de Trois Poteaux et du terminus Djiri narrent des soirées rythmées par des cris de panique et le tintement des machettes contre les portails métalliques. Les raids éclairs, méthodiquement orchestrés aux heures de délestage électrique, redistribuent la peur d’une parcelle à l’autre. Les autorités municipales estiment qu’une dizaine d’agressions ont été enregistrées en une semaine, un chiffre prudent car toutes les victimes ne portent pas plainte, redoutant des représailles.
À mesure que l’obscurité avance, le paysage sonore des quartiers change : moteurs coupés plus tôt, portes refermées avec précipitation, conversations chuchotées. « À dix-neuf heures, c’est déjà le couvre-feu officieux », confie un menuisier grièvement blessé lors d’une attaque près du marché de Trois Poteaux. Dans ce climat, le simple craquement d’une tôle ondulée suffit à réveiller toute la maisonnée et à précipiter un appel au poste de police le plus proche.
Capacité de réponse des forces publiques et ajustements
Conscients de la charge émotionnelle que suscitent ces violences, les services de sécurité ont renforcé les patrouilles mixtes police-gendarmerie. « Nos effectifs sont mobilisés, mais nous devons composer avec un terrain labyrinthique et la mobilité extrême des groupes », reconnaît un officier du Groupement mobile de sécurité, évoquant la mise en place de points de contrôle aléatoires aux abords des zones sensibles.
La récente arrestation expéditive d’un chef de bande présenté comme l’instigateur d’une vendetta locale illustre cette réactivité. Le procureur de la République, par communiqué, a rappelé la détermination du parquet à accélérer les audiences foraines afin de réduire la détention préventive, source de frustrations chez de nombreux jeunes interpellés. Sur le plan institutionnel, la mairie de Brazzaville a promis l’installation de quatre nouveaux lampadaires solaires à Djiri, pendant que les travaux d’élargissement de l’avenue Maréchal-Lyautey doivent faciliter les déplacements rapides des unités d’intervention.
Analyses universitaires sur la dynamique des kulunas
Pour la politologue Clarisse Nkodia, le terme « terreur » masque souvent la rationalité d’une contestation sociale diffuse. Elle soutient que la violence des bébés noirs fonctionne comme une mise en scène de pouvoir dans un espace public où la parole institutionnelle peine à toucher ceux qui se considèrent invisibles. Dans un article récemment publié dans la Revue congolaise de science politique, elle évoque un « théâtre de la revanche » où chaque razzia permet aux jeunes de graver leur nom dans l’imaginaire urbain.
La logique clanique, nourrie par les réseaux de voisinage et l’appartenance au quartier, explique la capacité de mobilisation quasi instantanée observée ces dernières semaines. Les sociologues rappellent que toute réponse exclusivement répressive risque d’entretenir le mythe d’une jeunesse toute-puissante, alors que l’enjeu consiste à rouvrir des passerelles vers l’éducation de deuxième chance, l’apprentissage et la médiation culturelle.
Initiatives communautaires et scénarios d’avenir
Face au choc des machettes, la société civile s’organise dans la discrétion. Des veillées citoyennes, autorisées par la préfecture, voient des anciens du quartier partager des récits de cohésion et proposer des séances de médiation entre familles et autorités coutumières. L’église locale, sous la houlette de l’abbé Mbemba, a lancé un programme d’alphabétisation accélérée assorti d’ateliers de menuiserie pour quinze jeunes repérés parmi les plus actifs.
Le gouvernement, pour sa part, mise sur le Fonds d’appui à l’initiative des jeunes afin de financer des micro-projets dans la coiffure ou l’agro-transformation, espérant détourner les énergies de la rue vers l’économie productive. « Il faut assigner à ces adolescents une place dans la cité, sans quoi ils s’en fabriqueront une par la force », résume un haut fonctionnaire du ministère de la Jeunesse.
À court terme, les habitants d’Ibalicko et de Trois Poteaux aspirent surtout à retrouver le tapage routinier des motos-taxis plutôt que le cliquetis d’armes blanches. Pourtant, leur attente s’accompagne d’une lucidité désormais partagée : tant que la question de l’insertion socio-professionnelle restera partiellement résolue, la nuit pourra encore servir de théâtre aux frustrations diurnes. Dans ce bras de fer silencieux, la capitale congolaise mesure l’équilibre subtil entre autorité et inclusion, convaincue que la paix publique se négocie aussi dans les marges.